L’Europe a choisi la voie de la soumission numérique, mais elle peut changer

L’Europe doit avoir ses propres champions numériques, comme la Chine et les Etats-Unis, afin de garantir sa souveraineté. Cette affirmation, vous l’avez sûrement déjà lue ou entendue. Elle semble même a priori frappée au coin du bon sens. La préoccupation s’impose encore plus compte tenu du contexte géopolitique. Le revirement américain à l’égard de leurs alliés européens crée un sentiment d’urgence. La pandémie de 2020 avait déjà souligné à quel point l’économie mondiale s’est construite sur des interdépendances dans les différentes chaînes de valeur.

L’exemple des puces

Prenez les puces qui équipent l’essentiel de nos appareils modernes. Les plus performantes, utilisées pour traiter de grande quantité de calculs, sont conçues par des entreprises américaines, et en particulier le géant Nvidia. Mais elles sont fabriquées et assemblées à Taïwan. Il en va de même pour les autres puces, celles qui équipent nos voitures, smartphones et désormais même nos frigos qui n’échappent pas à l’informatisation. Conçues aux Etats-Unis, en Chine ou encore en Corée, elles sont essentiellement produites en Asie. Il existe bien entendu des lignes de production aux Etats-Unis, mais les volumes sont marginaux.

A priori, cette concentration importante de la production dans une même région du monde pourrait sembler être un risque majeur. Et ça l’est en partie. Mais quand on prend la peine d’explorer en détail la chaîne de valeur qui permet de fabriquer ces puces, on se rend compte qu’elle est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Les circuits imprimés sur ces composants sont gravés à l’échelle nanométrique, soit un milliardième de mètre. Pour atteindre une telle précision, les techniques d’impression utilisées sont particulièrement sophistiquées. Il s’agit en l’occurrence de la lithographie, laquelle consiste à se servir de la lumière pour graver les circuits qui acheminent l’électricité au sein des puces.

Les machines qui permettent d’atteindre des niveaux de gravure les plus petits, à l’échelle de quelques nanomètres, sont d’une extrême complexité technique. C’est l’entreprise ASML, basée aux Pays-Bas, qui dispose actuellement du plus grand savoir-faire dans ce domaine. Mais même ces appareils ont leur propre chaîne de valeur. Par exemple, le fournisseur principal d’ASML pour les systèmes de réflexion est l’allemand Zeiss, géant européen de l’optique. Si vous portez des lunettes de vue, il est possible que vos verres proviennent de leurs usines. C’est mon cas. On pourrait bien sûr continuer à égrainer les exemples sur la grande variété d’acteurs qui sont, chacun à leur niveau, essentiels dans la production de ces petits composants qui équipent la plupart de nos appareils. A chaque étape, il y a aussi des compétences clés. Manier certaines machines, comme celles produites par ASML, nécessitent un savoir-faire important.

L’importance de la couche logicielle

Cette digression a un seul but: montrer à quel point il serait réducteur d’affirmer qu’un seul pays dispose de tous les leviers dans l’industrie des puces. Bien sûr, certains d’entre eux disposent de moyens de pression plus importants que d’autres. La chercheuse indépendante Ophélie Coelho, qui a publié l’ouvrage de référence Géopolitique du numérique en 2023, propose la notion de nœuds stratégiques dans les chaînes de dépendance, sur lesquels il est possible d’agir pour avoir une influence sur l’ensemble d’un secteur. En cela, ASML est bel et bien un acteur clé pour l’Europe dans l’industrie des puces, même si cette entreprise demeure relativement peu connue du grand public.

Bien évidemment, une partie importante du matériel moderne est indissociable d’une surcouche logicielle. Nvidia conçoit les puces graphiques les plus performantes du marché actuellement en termes de capacités de calcul, mais c’est aussi une entreprise qui a su se démarquer sur la dimension logicielle. Elle a développé son propre langage de programmation, CUDA, pour permettre de programmer directement son matériel afin d’en tirer le meilleur parti. D’autres langages peuvent être utilisés, mais ils seront moins optimisés. Cela permet à Nvidia de créer une dépendance vis-à-vis de ses clients, qui ne doivent pas se contenter d’acquérir son matériel, mais sont contraints de recourir à sa plateforme logicielle pour pouvoir l’utiliser à son plein potentiel.

Cet aspect-là est aussi bien souvent méconnu du grand public. Avant l’émergence de ChatGPT et des nombreux systèmes d’intelligence artificielle générative qui l’ont suivi à partir de novembre 2022, Nvidia était d’ailleurs un acteur de niche, ayant une notoriété importante dans l’industrie du jeu vidéo – car ses processeurs graphiques sont aussi les plus performants pour traiter les calculs qui permettent notamment d’afficher les images à l’écran. Les chaînes de dépendance logicielles les plus visibles sont à chercher du côté des systèmes d’exploitation et autres suites bureautiques.

Pour les systèmes d’exploitation des ordinateurs, c’est Microsoft avec Windows ou Apple avec MacOS. Pour ceux des smartphones, c’est Google avec Android, ou Apple avec iOS. Du côté des outils de productivité, ce sont essentiellement Microsoft et Google qui dominent le marché. Le fait de maîtriser ces couches logicielles n’est pas anodin, car cela permet d’une part d’en contrôler l’accès (par exemple via des magasins d’application), et d’autre part de collecter des données d’utilisation. Il faut aussi évoquer le secteur du cloud.

La stratégie d’assujettissement par le cloud

Auparavant, pour faire tourner une application (de traitement de texte par exemple) ou pour enregistrer des fichiers, les utilisateurs s’appuyaient sur leur propre matériel. Mais avec l’amélioration du débit et le développement de réseaux plus performants, les entreprises ont pu développer de nouveaux services via internet, permettant de réaliser le traitement des applications ou l’hébergement de données directement au sein de leurs centres de données. Moyennant un accès à internet, les utilisateurs peuvent accéder à leurs outils et fichiers depuis n’importe quel appareil.

Plus besoin d’installer des programmes informatiques ou de disposer d’un équipement de pointe puisque ces opérations sont traitées par des serveurs installés à distance. De même pour la sauvegarde de données, qui permet de récupérer facilement ces fichiers n’importe où, même en cas de perte de matériel. La contrepartie du cloud, c’est que tous ces services dépendent d’une infrastructure tierce, en l’occurrence celles de géants comme les américains Amazon, Microsoft, Google, IBM, Salesforce et Oracle ou les chinois Alibaba et Tencent. Ils peuvent donc extraire de précieuses informations sur l’utilisation de leurs services, tout en les proposant sous forme d’abonnement.

En fait, s’il y a des dépendances très fortes dans certains domaines, il n’est pas possible de généraliser, et il faut s’intéresser à chaque secteur dans le détail pour en comprendre les dynamiques. C’est le cas aussi du point de vue des couches logicielles, et en particulier certaines applications, comme la bureautique, qui sont perçues comme étant soumises à la domination totale de quelques acteurs. Il est vrai que certaines entreprises ont su développer au fil des décennies de véritables écosystèmes fermés, tout en faisant croire qu’elles seules fournissent des services performants dans ces secteurs.

«Les Européens ne peuvent pas d’un côté dénoncer ces modèles, tout en cherchant de l’autre à les imiter.»

Il ne s’agit pas ici de recenser tous les domaines dans lesquels les géants du numérique exercent une forte pression, mais il est clair qu’ils ne reculent devant aucune opportunité pour renforcer leur stratégie d’assujettissement. Pourtant, des chemins alternatifs existent. Et ça ne passe en tout cas pas par la création de géants européens. Les stratégies chinoises et américaines soulèvent des questions majeures sous l’angle des libertés individuelles. La collecte et l’exploitation des données, en particulier personnelles, est en opposition frontale avec les valeurs issues des Lumières. Les Européens ne peuvent pas d’un côté dénoncer ces modèles, tout en cherchant de l’autre à les imiter.

La dépendance n’est pas une fatalité

Le fait qu’il y ait une concentration importante dans certains domaines n’est pas une fatalité. La chercheuse indépendante Ophélie Coelho, avec qui je me suis entretenue pour rédiger cet article, suggère d’examiner les dépendances les plus courantes, pour identifier des moyens de s’en départir. Sur la bureautique par exemple, elle plaide pour le développement d’un socle commun, basé sur des systèmes ouverts (open source), sur lesquels les entreprises peuvent s’appuyer pour construire leurs outils.

«Beaucoup d’entreprises perdent de l’énergie à développer des produits propriétaires en s’appuyant sur des briques open source auxquelles elles ne contribuent pas, observe Ophélie Coelho. Le problème, c’est qu’elles n’ont pas non plus les ressources pour proposer des outils aussi performants.» Elle plaide donc pour adopter une approche collective, afin de contribuer à la construction d’écosystèmes numériques plus sains.

Son propos est important car il rappelle que la souveraineté numérique n’est pas qu’une question de nationalisme étroit. Il ne s’agit pas de privilégier un outil d’après son origine, mais d’après sa nature. Un logiciel propriétaire sera soumis aux mêmes problèmes de dépendance à l’égard de l’entreprise qui l’a développée, peu importe si celle-ci se trouve en Europe ou à l’étranger. Ce n’est pas le cas d’un logiciel libre. Le pays où il a été créé importe peu, puisque son code étant public, chacun peut l’utiliser et le modifier selon ses besoins, sans dépendre d’une seule entreprise. Bien sûr, cela nécessite d’adopter de nouvelles habitudes, car favoriser des systèmes open source suppose davantage de collaboration.

En contrepartie, c’est la garantie de permettre d’avancer très vite, car le nombre fait la force. Ce n’est pas un hasard si, sur de nombreux aspects, les entreprises du numérique les plus en vue s’appuient sur des briques open source pour concevoir leurs propres outils. La dépendance n’est pas un horizon indépassable, c’est un choix. Ophélie Coelho a aussi insisté sur un point: les choix technologiques vont de pair avec une responsabilité sociale, parce qu’ils ont des répercussions sur l’avenir de nos sociétés. Il faut en avoir conscience.

Par exemple, les outils les plus utilisés par les développeurs web, fournis par Amazon Web Services (AWS), ont des équivalents open source en Europe. La chercheuse indépendante estime donc qu’il est déjà possible pour les entreprises d’amorcer une transition technologique sur leurs dépendances sensibles et remplaçables.

La souveraineté numérique est donc affaire de volonté. Mais il faut aller au-delà des slogans. Pour commencer, les dirigeants, qu’ils soient à la tête d’une entreprise privée ou d’une organisation publique, doivent identifier leurs dépendances, pour pouvoir ensuite déployer des stratégies visant à les réduire. C’est moins sexy qu’une déclaration à l’emporte-pièce, mais c’est bien plus efficace pour construire une véritable autonomie stratégique sur le plan technologique.

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